À Sotchi, sur les bords de la mer Noire, débute ce mercredi 23 octobre 2019 un sommet Russie-Afrique. Une quarantaine de dirigeants sont reçus par Vladimir Poutine pour un rendez-vous présenté comme une réplique de ceux organisés par la France ou la Chine avec leurs partenaires africains. Une première.
Avec nos envoyés spéciaux à Sotchi,
L’évènement doit symboliser le « grand retour » de la Russie sur le continent africain. En 20 ans, Vladimir Poutine n’a fait que trois fois le déplacement en Afrique subsaharienne. Mais désormais, la Fédération russe ne cesse de répéter que l’Afrique est « importante » à ses yeux. Moscou veut s’ouvrir des marchés, trouver des relais diplomatiques et stratégiques. Pour ce faire, les Russes ont tout de même de solides arguments.
Conscients de leur retard, ils soignent leur rhétorique. La Russie tente de faire oublier qu’elle a déserté l’Afrique à la chute de l’Union soviétique ; elle essaie aussi de se démarquer de ses concurrents occidentaux, en jouant sur des cordes sensibles, à savoir son absence de passé colonial et sa défense du principe de souveraineté. Et de rappeler notamment le rôle joué par l’URSS plus tôt, au moment des indépendances, relate notre envoyée spéciale, Florence Morice.
Une relation historique, entretenue avec un grand nombre de pays africains à l’époque. « Non seulement la Russie n’a pas de passé colonial comme la France, la Belgique ou d’autres, mais elle a une histoire de lutte anticoloniale sur laquelle elle essaie de capitaliser, analyse Arnaud Dubien, directeur de l’Observatoire franco-russe de Moscou. Et c’est tout à fait véridique : l’URSS avait beaucoup investi en termes financiers, en termes militaires, en termes d’influence. »
« Entre des Occidentaux qui ont un passé ou un passif colonial, qui sont regardants sur les droits de l’homme, et des Chinois qui sont un peu envahissants, les Russes ont une des cartes à jouer, poursuit M. Dubien. Ils peuvent proposer plusieurs choses : des coopérations économiques, la formation d’élites, voire des pactes sécuritaires, pour des dirigeants qui s’inquiètent parfois pour leur avenir à la tête de leurs États respectifs. »
Lundi encore, M. Poutine a accusé dans la presse certaines anciennes puissances coloniales de pratiquer « l’intimidation » et « le chantage » pour conserver leur influence sur le continent. Lui ne demande « aucune contrepartie » à ses partenaires, insiste-t-il. La Russie rappelle aussi régulièrement aux Africains qu’elle dispose d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, dont elle s’est par exemple servi pour protéger son allié syrien Bachar el-Assad…
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Sans doute pour se démarquer de la Chine, accusée d’entraîner l’Afrique dans le surendettement, Moscou met en avant sa politique d’effacement de la dette, héritée de l’époque soviétique, et sa volonté de fonder une coopération équilibrée. Un discours qui masque la faiblesse financière de la Russie, comparée au géant chinois. Mais quoi qu’il en soit, les échanges entre la Russie et l’Afrique s’élèvent à 20 milliards de dollars, en constante augmentation depuis quelques années.
Le regain d’intérêt de Moscou pour l’Afrique ne date pas d’hier, il remonte à une quinzaine d’années. Le tournant date néanmoins de l’année 2014. À l’époque, les Russes annexent la Crimée, et l’Occident répond par des sanctions économiques. Résultat : la Russie doit trouver de nouveaux débouchés pour relancer sa croissance, déjà ralentie depuis 2008. Elle décide notamment de miser sur le continent africain, pour ne plus laisser ce marché prometteur aux Chinois.
Au cœur de cette offensive en Afrique, les ventes d’armes. Mais les Russes vendent également des céréales – beaucoup -, et ils veulent gagner des marchés dans d’autres secteurs. Moscou a de nombreuses cartes à jouer, explique Andreï Maslov, spécialiste des relations entre la Russie et l’Afrique : « Notre approche, dit-il, est différente de celle des Chinois ou des Européens. Nous voulons avant tout développer nos exportations vers l’Afrique. »
De nombreux chefs d’entreprises sont attendus à Sotchi, et des signatures de contrats sont annoncées. Les exportations russes vers le continent ont doublé en moins de quatre ans. En matière d’armes, son point fort, la Russie équipe notamment l’Algérie ou l’Égypte. Outre la vente de céréales qui se développe, Moscou espère également étendre son offensive commerciale dans les hydrocarbures et dans le secteur du nucléaire civil.
L’Afrique regorge de minerais et d’hydrocarbures. Or les stocks russes ne sont pas inépuisables. Néanmoins, « nous sommes très peu intéressés par ces matières premières, certifie M. Maslov. C’est le marché africain qui nous intéresse avant tout. Il croît en permanence et le nombre de consommateurs ne fait qu’augmenter. Depuis 2014, c’est vers l’Afrique que nos exportations augmentent le plus ; des produits que nous fabriquons, et non de matières premières. »
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Dernier point, Moscou souhaite diversifier ses clients sur le continent africain : pour l’heure, elle réalise 80% de ses échanges avec l’Afrique du Nord. Le sommet de Sotchi sera donc une occasion en or pour les entreprises russes de s’aventurer dans de nouveaux secteurs et dans d’autres zones, avec le soutien des autorités russes, explique notre second envoyé spécial pour ce sommet russo-africain, notre correspondant à Moscou Daniel Vallot.
Pour le reste, l’enjeu économique se double d’une stratégie politique. Après son retour diplomatique au Moyen-Orient, à la faveur de la crise en Syrie, la Russie souhaite asseoir son statut de puissance mondiale. En avançant ses pions en Afrique, elle gagne des points dans sa confrontation avec l’Occident. Sans oublier que les pays africains représentent près d’un tiers des voix à l’Assemblée générale de l’ONU, et constituent donc un réservoir de votes utiles pour Moscou.
Reste qu’en dépit d’un discours offensif, la Russie a encore du chemin à parcourir, et a pris beaucoup de retard. Ses échanges commerciaux avec le continent sont deux fois moins importants que ceux de la France, dix fois moins que ceux de la Chine. Une dynamique qu’un sommet ne suffira sans doute pas à inverser. Le retour n’est pas toujours évident, et il s’est accompagné par le passé d’un certain nombre d’échecs, notamment en Afrique du Sud.
Dans ce pays, rappelle Arnaud Dubien, « la Russie avait beaucoup investi en termes d’influence par le biais notamment de Rosatom, qui espérait décrocher le grand programme d’électrification du pays. On voit qu’il y a eu un échec. Il y a en d’autres, des contrats qui ont été signés et qui n’ont pas été concrétisés. » « Ce qu’il faut bien avoir l’esprit aussi, ajoute-t-il, c’est que l’Afrique, contrairement sans doute du Moyen-Orient, est une région que les Russes connaissent moins. »
Selon le directeur de l’Observatoire franco-russe de Moscou, la Russie n’a « pas forcément la profondeur d’expertise et les lobbys pro-africains suffisants pour mobiliser l’appareil d’État ». Attention donc à ne pas trop surestimer son influence. Mais il est certain que la Russie a l’intention de peser davantage, et cette volonté se traduit par l’organisation de ce sommet. Réunir à Sotchi la plupart des dirigeants africains constitue, en soi, un très joli coup diplomatique.